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Assis au dernier rang du box des jurés, Crawford mangeait des cacahuètes pendant que Graham tirait les stores du prétoire.
« Il faut absolument que tu me communiques le profil en fin d’après-midi, dit Crawford. Tu avais dit mardi, et on est mardi.
— J’ai presque terminé, mais je veux d’abord voir ça. »
Graham ouvrit l’enveloppe que Byron Metcalf lui avait adressée par exprès et en vida le contenu – deux bobines poussiéreuses de film super-8, enveloppées chacune dans un sac en plastique.
« Est-ce que Metcalf va chercher à faire inculper Niles Jacobi ?
— Pas pour vol, en tout cas. Il va probablement hériter, lui et le frère de Jacobi, dit Graham. Quant au hasch, je n’en sais rien. Je crois que le juge de Birmingham a envie de le faire plonger.
— Tant mieux », dit Crawford.
L’écran descendit du plafond du prétoire et fit face au box des jurés ; ce dispositif avait été installé pour permettre la projection de pièces à conviction filmées au jury.
Graham brancha le projecteur.
« A propos des kiosques où La Mâchoire aurait pu se procurer le Tattler si rapidement, j’ai déjà des rapports en provenance de Cincinnati, Detroit et quelques quartiers de Chicago, dit Crawford. Il y a des pistes à suivre. »
Graham lança le film. Une partie de pêche.
Les enfants Jacobi étaient installés au bord d’un étang avec des gaules et des épuisettes.
Graham s’efforça de ne pas les imaginer dans leurs petites boîtes, dans la terre. Il voulait les voir pêcher, c’est tout.
Le bouchon de la fille s’agita puis disparut. Un poisson avait mordu.
Crawford froissa le sac de cacahuètes. » C’est fou ce qu’ils mettent comme mauvaise volonté à Indianapolis pour interroger les marchands de journaux et les employés des stations Servco Supreme, dit-il.
— Tu veux voir ça ou quoi ? » lui lança Graham.
Crawford réussit à ne pas dire un mot pendant les deux minutes que durait le film. » Formidable, elle a attrapé une perche, dit-il. Bon, pour le profil...
— Jack, tu t’es rendu à Birmingham juste après la tuerie, et moi, j’y suis allé un mois plus tard. Tu as vu la maison comme elle était du temps de leur vivant. Pas moi. Elle avait été complètement transformée entretemps. Maintenant, pour l’amour de Dieu, laisse-moi regarder et je le ferai ensuite, ton profil. »
Il lança la seconde bobine.
Une réception d’anniversaire apparut sur l’écran du prétoire. Les Jacobi étaient assis autour d’une table. Ils chantaient.
Graham put lire sur leurs lèvres : » Happy birthday to you. »
Donald Jacobi, onze ans, était face à la caméra. Il avait pris place au bout de la table, et le gâteau était posé devant lui. Les bougies se reflétaient dans ses lunettes.
A côté de lui, son frère et sa sœur le regardèrent souffler les bougies.
Graham remua sur sa chaise.
Mme Jacobi se pencha en avant – ses longs cheveux noirs lui caressèrent les épaules – et chassa le chat qui avait sauté sur la table.
A présent, Mme Jacobi tendait à son fils une grande enveloppe d’où pendait un long morceau de ruban. Donald Jacobi ouvrit l’enveloppe et en tira une carte de vœux. Il se tourna vers la caméra et montra la carte. » Bon anniversaire – suis le ruban. »
Une image tressautante tandis que la caméra suit la procession en direction de la cuisine. Une porte fermée au crochet. L’escalier de la cave, Donald en tête, puis les autres, et le ruban qui court toujours le long des marches. L’extrémité du ruban était attachée au guidon d’une bicyclette à dix vitesses.
Graham se demanda pourquoi on ne lui avait pas offert la bicyclette dans la cour.
La séquence suivante apporta une réponse à sa question. Elle avait été tournée en extérieur. Visiblement il avait beaucoup plu. De l’eau stagnait dans la cour. La maison paraissait différente. Geehan, l’agent immobilier, l’avait fait repeindre d’une autre couleur après la tuerie.
La porte du sous-sol s’ouvrit et M. Jacobi apparut avec la bicyclette. C’était la première fois qu’on le voyait dans le film. Un coup de vent lui ébouriffa les cheveux. Il déposa la bicyclette avec force cérémonie.
Le film s’acheva sur les débuts de coureur cycliste de Donald Jacobi.
« C’est bien triste, tout ça, dit Crawford, mais on le savait déjà. »
Graham rembobina le film de l’anniversaire.
Crawford secoua la tête et lut des papiers à l’aide d’une lampe de poche.
Sur l’écran, M. Jacobi sortit la bicyclette du sous-sol. La porte se referma derrière lui. Un cadenas y était accroché.
Graham arrêta sur l’image.
« Là. C’est pour cela qu’il avait besoin d’un coupe-boulons. Pour couper le cadenas et entrer par le sous-sol. Pourquoi a-t-il changé d’avis ? »
Crawford éteignit la lampe de poche et jeta un coup d’œil à l’écran. » A propos de quoi ?
— On sait qu’il possédait un coupe-boulons : il s’en est servi pour tailler la branche qui le gênait pour observer la maison. Mais pourquoi ne s’en est-il pas servi pour pénétrer par la porte du sous-sol ?
— Il n’aurait pas pu. » Crawford attendit, un sourire énigmatique aux lèvres. Il adorait donner la pichenette qui fait s’écouler le château de cartes.
« Est-ce qu’il a essayé et a été contraint d’abandonner ? Je n’ai même pas pu voir cette porte — Geehan l’a fait remplacer par une porte blindée avec une serrure à pompe. »
Crawford ouvrit enfin la bouche. » Tu supposes que Geehan a fait poser cette porte. Eh bien, non. Geehan ne l’a pas fait poser. La porte blindée était déjà là quand ils ont été tués. C’est certainement Jacobi qui l’a installée – les gens de Detroit raffolent des serrures à pompe.
— Quand Jacobi l’a-t-il fait poser ?
— Je n’en sais rien. Certainement après l’anniversaire du gosse. Quelle date était-ce, au juste ? Ce doit être marqué dans le rapport d’autopsie, il faudra qu’on vérifie.
— C’était le 14 avril, un lundi », dit Graham. Il contemplait fixement l’écran, le menton dans la main. » Je veux savoir quand Jacobi a changé cette porte. »
Le front de Crawford se plissa, puis redevint lisse lorsqu’il vit où Graham voulait en venir. » Tu crois que La Mâchoire a repéré la maison des Jacobi quand il y avait encore la vieille porte, dit-il.
— Il avait bien un coupe-boulons, n’est-ce pas ? Comment fais-tu pour entrer quelque part avec un coupe-boulons ? demanda Graham. Tu coupes les cadenas, les barres ou les chaînes. Il n’y avait ni barre ni chaîne à la porte, exact ?
— Exact.
— Il pensait trouver un cadenas. Un coupe-boulons est un objet assez lourd et assez encombrant. Il s’est déplacé en plein jour, et il avait pas mal de chemin à parcourir entre sa voiture et la maison. Il aurait été obligé de revenir en courant au cas où les choses auraient mal tourné. S’il a emporté un coupe-boulons, c’est qu’il pensait en avoir besoin. Il croyait trouver un cadenas.
— Tu crois qu’il a repéré la maison avant que Jacobi ne change la porte ? Ensuite, il est revenu pour les tuer, il a attendu dans les bois.
— On ne peut voir cette façade de la maison depuis la forêt. »
Crawford hocha la tête. » Il attend dans les bois. Ils vont se coucher et lui arrive avec son coupe-boulons, c’est alors qu’il trouve la nouvelle porte avec la serrure à pompe.
— D’accord, il trouve la nouvelle porte. Tout avait bien marché jusque-là, dit Graham. Il est terriblement déçu, mais il faut absolument qu’il rentre dans la place. Il s’excite contre la porte du patio et fait tellement de bruit qu’il réveille Jacobi – c’est pour cela qu’il l’a tué dans l’escalier. C’est trop brouillon, cela ne ressemble pas au Dragon. Il prend beaucoup de précautions et ne laisse pas de traces derrière lui. Il a fait du beau boulot quand il est entré chez les Leeds.
— D’accord, dit Crawford. Si nous pouvons savoir quand Jacobi a fait changer la porte, nous connaîtrons le laps de temps qui s’est écoulé entre le jour où il a repéré les lieux et celui où il a tué, à quelque chose près. Cela peut être assez utile. Peut-être que l’intervalle correspondra avec l’intervalle entre deux conventions ou deux manifestations à Birmingham. Il faudra revoir les loueurs de voitures. Nous demanderons aussi pour les camionnettes. Je vais en toucher un mot au bureau de Birmingham. »
Crawford dut faire plus que » toucher un mot » : au bout de quarante minutes très exactement, un agent du F.B.I. de Birmingham, accompagné de l’agent immobilier Geehan, parlait à un charpentier travaillant dans le chevronnage d’une maison en construction. L’information donnée par le charpentier fut aussitôt transmise à Chicago.
« Pendant la dernière semaine d’avril, dit Crawford en reposant le combiné. C’est à ce moment-là qu’ils ont fait installer la nouvelle porte. Bon sang, c’est deux mois avant la mort des Jacobi. Pourquoi a-t-il repéré la maison deux mois plus tôt ?
— Je n’en sais rien, mais il y a une chose dont je suis sûr : il a vu Mme Jacobi ou toute la famille avant de repérer leur maison. A moins qu’il ne les ait suivis depuis Detroit, il a vu Mme Jacobi entre le 10 avril, date de leur déménagement à Birmingham, et la fin avril, époque où la porte a été changée. Il se trouvait à Birmingham. Le bureau va s’en occuper ?
— Oui, les flics aussi, dit Crawford. Mais il y a autre chose : comment pouvait-il savoir qu’une porte permettait d’accéder directement du sous-sol dans la maison proprement dite ? Ce n’est pas du tout évident – dans cette région, je veux dire.
— Il n’y a pas de doute possible, il a vu l’intérieur de la maison.
— Ton copain Metcalf, il a les relevés de banque de Jacobi ?
— Certainement.
— Je voudrais voir s’ils ont eu des travaux ou des livraisons à domicile entre le 10 avril et la fin du même mois. Je sais bien qu’on a déjà vérifié pour les semaines précédant la tuerie, mais nous ne sommes peut-être pas remontés assez loin. Idem pour les Leeds.
— Nous avons toujours pensé qu’il avait vu l’intérieur de la maison des Leeds, dit Graham. De l’extérieur, on ne peut pas voir la porte vitrée de la cuisine. Il y a une véranda en bois. Pourtant, il avait un diamant. Et personne n’est venu chez eux au cours du trimestre précédant leur mort.
— Dans ce cas, c’est peut-être nous qui ne sommes pas remontés assez loin. Enfin, on verra bien. Mais attends... quand il relevait les compteurs derrière la maison des Leeds deux jours avant de les tuer, il les a peut-être vus entrer dans la maison. Il a peut-être aperçu l’intérieur quand la porte de la véranda était ouverte.
— Ce n’est pas possible, les portes ne sont pas en enfilade. Tu te souviens ? Tiens, regarde. »
Graham chargea la bobine des Leeds sur le projecteur.
Le scottish des Leeds pointa les oreilles et courut vers la porte de la cuisine. Valérie Leeds et les enfants arrivèrent, les bras chargés de commissions. On n’apercevait que la paroi de la véranda par la porte de cuisine.
« Bon, tu veux que Byron Metcalf reprenne les relevés de banque d’avril, pour voir s’ils n’ont pas eu la visite d’un réparateur ou d’un démarcheur à domicile ? Non, je vais m’en occuper pendant que tu travailles au profil. Tu as le numéro de Metcalf ? »
Graham était absorbé par le film des Leeds. D’un air distrait, il dicta à Crawford trois numéros de téléphone où il pourrait joindre Byron Metcalf.
Il se repassa les films pendant que Crawford téléphona de la salle des délibérations.
Il commença par le film des Leeds.
Le chien des Leeds. Il ne portait pas de collier et les chiens étaient nombreux dans les environs ; malgré tout, le Dragon savait exactement lequel était leur chien.
Valérie Leeds. Graham se sentit troublé en la voyant. Derrière elle, il y avait cette porte, si fragile avec sa vitre. Les enfants jouaient sur l’écran du prétoire.
Graham ne s’était jamais senti aussi proche des Jacobi que des Leeds. Pourtant, leur film le préoccupait. Et il se rendit compte qu’il n’avait jamais pensé aux Jacobi que sous forme de tracés à la craie effectués sur un sol ensanglanté.
Les enfants des Jacobi étaient assis à table, les bougies d’anniversaire éclairaient leurs visages.
Pendant une fraction de seconde, Graham entrevit la marque de cire sur la table de nuit des Jacobi, les taches de sang sur le mur de la chambre des Leeds. Quelque chose...
Crawford revint dans le prétoire. » Metcalf m’a dit de te demander...
— Ne dis rien ! »
Crawford ne s’en offusqua pas. Il se figea et posa sur Graham un regard devenu intense, brûlant.
Le film se poursuivit, les lumières et les ombres dansaient sur le visage de Graham.
Le chat des Jacobi. Le Dragon savait pertinemment que c’était leur chat.
La porte intérieure.
Puis la porte du sous-sol avec son cadenas. Le Dragon avait apporté un coupe-boulons.
Le film était terminé. La bande claqua contre la bobine.
Tout ce que le Dragon avait besoin de connaître se trouvait sur ces films.
Ils n’avaient pas été montrés en public ni présentés dans un club ou dans un festi...
Graham regarda à nouveau la boîte dans laquelle était rangé le film des Leeds. Il y lut leur nom et leur adresse. Et aussi : Laboratoires Gateway, Saint Louis, Missouri, 63102.
Son esprit s’arrêta sur » Saint Louis » comme sur un numéro de téléphone qu’il aurait déjà rencontré. Qu’y avait-il donc à Saint Louis ? C’était l’une des villes où le Tattler était disponible dès le lundi soir, jour où il était imprimé – la veille du jour où Lounds avait été enlevé.
« Bon sang, murmura Graham. Oh ! nom de Dieu ! »
Il se boucha les oreilles comme pour empêcher les idées de s’enfuir.
« Tu as toujours Metcalf au téléphone ? »
Crawford lui tendit le combiné.
« Byron, c’est Graham. Ecoutez, les bobines que vous m’avez envoyées, est-ce qu’elles étaient dans des boîtes ? Oui, je sais bien que vous me les auriez expédiées en même temps. J’ai besoin d’un renseignement très précis. Vous avez les relevés de banque de Jacobi sous les yeux ? Bon, je veux savoir où ils ont fait développer ce film. Une boutique a dû s’en charger à leur place. S’il y a un chèque rédigé à l’ordre d’un drugstore ou d’un magasin de photos, nous saurons où ils se sont adressés. Byron, c’est vraiment urgent, je vous assure. Le F.B.I. de Birmingham va contrôler toutes ces boutiques. Dès que vous avez quelque chose, vous le leur communiquez et ensuite, vous m’appelez. Ça ira ? D’accord. Quoi ? Non, il n’est pas question que je vous présente à » ma toute belle » ! »
Les agents du F.B.I. de Birmingham rendirent visite à quatre magasins de photos avant de trouver celui où étaient venus les Jacobi. Le vendeur dit que tous les films des clients étaient envoyés dans un seul et même laboratoire de développement.
Crawford aurait eu le temps de visionner douze fois les films avant que Birmingham rappelle. C’est lui qui prit le message.
Avec beaucoup de solennité, il tendit la main à Graham. » C’est Gateway », lui dit-il.